On s’imagine que nos habitudes auront le dessus sur les événements, une forme de déni finalement.
On se lève persuadé de ne pas réveiller sa compagne.
On écoute une radio sans pubs ni infos car on arrive à saturation de tout ce qui parle.
On en profite pour réaliser quelques assouplissements et quelques gainages, histoire de se donner bonne conscience.
On petit-déjeune selon les consignes d’un magazine pour faire le plein d’énergie.
On lit ses mails et on s’étonne de l’heure d’envoi de certains.
On enfile ses chaussures avec le chien qui commence à nous tourner autour car il a compris le signal.
On se rend à l’atelier.
Et puis on se rend compte que personne d’autres n’arrivent. Alain, Louis et Lucas ne viendront plus avant quelques semaines parce que les mails lus plus tôt étaient des annulations de commande, comme ceux reçus la semaine précédente. Plus assez à faire pour tout le monde ! D’ailleurs il faudrait s’occuper des papiers pour le chômage partiel. A ce qui paraît, on a trente jours pour les faire : on verra demain.
L’atelier paraît si vide car il n’y a plus d’urgences à traiter, juste des textiles à marquer pour l’après, quand ce sera fini, quand le normal reprendra ses droits.
Et si, en attendant, on se mettait à jour, prendre à bras le corps ces papiers, ces rangements, ces projets mis de côté, bien entassés dans un coin avec un on-s-en-occupera-plus-tard. Le tas a bien abusé des plaisirs de la vie, il a pris ses aises et son embonpoint atteint un stade critique à force d’engloutir des on-verra-demain.
Emmêlement de tailles et couleurs de tee shirts.
Translation des rouleaux de flex en dehors de leur reposoir.
Décoration des angles à la toile d’araignées.
Tri vertical des demandes de stages, des modes d’emploi des machines, des vieux transferts.
Embouteillage d’échantillons à mettre dans le show room.
Rafale de produits à importer sur le site internet.
Allez hop, du courage ! Tu n’as que ça à faire, on se relève les manches et on remue la poussière.
Mais attends, je suis sûr d’avoir oublié quelque chose ! Si le chômage partiel, on s’en occupe demain, il me reste à voir comment on va payer le loyer l’électricité, l’eau. Le président a dit report, ouf ça peut attendre. Et les cotisations sociales, patronales, et la TVA ? Le président a dit report. Trop fort, je peux m’occuper du reste. Tranquille… Euh ! Report ? Donc il faudra tout payer plus tard ? Mais je ne vais rien gagner les prochaines semaines ! Un report ne m’aide pas.
Un oeil sur les comptes, ça devrait tenir. Enfin si ça ne s’éternise pas. Je ne suis pas physicien et ne maîtrise pas vraiment les failles spatio-temporelles. J’ai surtout compris le modèle du trou noir qui aspirait la lumière autour de lui. Cette image-là est bien imprimé dans mon cortex et je ne voudrai pas qu’Ogma soit un rayon lumineux amené à disparaître.
Bon allez, pas d’inquiétude, on s’en préoccupera demain !
Avant j’adorais me retrouver dans un atelier vide, silencieux. J’y allais avec plaisir le week-end pour avancer tranquillement. Vide ? Mauvais adjectif. Lugubre ! ça ne ressemble pas à un samedi ou à la veille de la fermeture estivale. J’ignore le retour du lundi. Pour la première fois de ma vie, je suis pressé d’arriver au lundi, d’avoir cette petite boule le dimanche soir quand on commence à organiser mentalement sa semaine pour tout livrer à temps, pour ne rien oublier.
On est au mois de mars, celui qui annonce le printemps, les festivals, les tournois sportifs, le plein-air, les tee shirts en pagaille, les récompenses à brandir, les terrasses à garnir. D’habitude, on se tient prêt à bondir, à enchaîner les heures, à rendre les délais impossibles largement tenables. Une période effrénée, folle, magique car elle donne une satisfaction intense quand août arrive. On s’en est sorti ! Je crois que je suis en manque…
L’impression que tous ces efforts des années durant peuvent être balayés en une toux mortelle et insaisissable. L’envie de cogner, oui mais qui ? Sans doute les gens qui continuent de sortir comme si de rien n’était, qui ne comprennent pas les enjeux.
Chic le téléphone sonne ! Une dernière livraison avant midi et le confinement, avant de se retrouver seul à se battre pour l’après, car rien ne doit s’arrêter, car on ne le mérite pas.
On traverse une dernière fois la ville : parkings bondés des supermarchés, files d’attente devant les pharmacies et les boulangeries. On pose le carton sur une table et on reste bien à distance, on papote un peu, toujours du même sujet.
Nous avons bien travaillé, les clients reviendront. Seul le Quand compte ! Il faut que ce Quand se dépêche, qu’on ait la peau de ce virus pour sauver nos voisins et nos familles, puis nos entreprises.
Je rumine en roulant. Midi passe, l’attestation de sortie est posée à côté de moi sans être remplie. On repasse à l’atelier pour s’attaquer à notre tas de on-verra-demain et puis on prend ce tas et on le pose sur la case du mercredi car le courage a déserté. De toute façon on aura tellement de temps, personne ne viendra nous déranger, ou même le faire à notre place. Ce tas ne bougera pas de là, il nous attendra toujours sereinement. On comprend que les habitudes vont changer, qu’on ne restera plus douze heures par jour sur ces établis.
Bienvenue dans un Univers parallèle ! Nul ne connaît le chemin pour rembobiner vers l’avant, car c’est toujours mieux l’avant quand on ignore l’après.
Beaucoup disent que ça va tout changer, que ça va remettre en question nos modes de vie, de consommation. Comme à chaque fois… Et comme à chaque fois, une fois le choc passé, nous reviendrons à ces habitudes si confortables.
On rentre à la maison et on croise des retraités qui se baladent comme si de rien n’était, des joggeurs, des cyclistes. Chacun sa version du confinement.
J’ai ramené mon ordinateur à la maison car, promis juré, je vais retrouver l’espoir sur Netflix ou Canal, et après vous verrez ce que vous verrez. En attendant, j’ai besoin d’encaisser un peu.
Demain, ça ira mieux.
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